Entretien avec Emma Dante
Metteuse en scène
Emma Dante poursuit avec Misericordia sa plongée âpre et sensible dans une Italie populaire éloignée de l’Europe mondialisée. Cette toute dernière création, présentée au Festival d’Avignon 2021, raconte l’histoire de trois prostituées, Anna, Nuzza et Bettina. En dépit de leurs souffrances quotidiennes, elles élèvent ensemble Arturo, un jeune garçon orphelin et handicapé.
Pouvez-vous revenir sur l’origine de ce spectacle ?
Emma Dante : C’était il y a quatre ans, un moment important car j’adoptais un enfant. C’était particulièrement intime et nouveau pour moi : la maternité, une maternité non biologique, mais tout autant naturelle. Cet évènement m’est alors apparu comme un thème qu’il était important que j’aborde. À côté, quelque temps plus tard, dans un hôpital, j’ai vu une scène qui m’a beaucoup frappée : un petit garçon autiste qui virevoltait sur lui-même, sans jamais s’arrêter. Il tournait sans vertige et en riant. Heureux, comme si son centre était dans ce tourbillon. J’ai pensé alors que cette danse, qui sans doute n’avait pas d’autre source que le bonheur, ou la vie, pouvait être mon point de départ pour raconter cette maternité. Le soir même, je suis allée voir danser Simone Zambelli, qui interprète ici le rôle d’Arturo, et je lui ai demandé de travailler avec moi sur ce projet. [...]
Pourquoi ce titre et ce thème : Misericordia ?
Emma Dante : Misericordia, pour moi, est une machine d’amour. Un lieu terrible, misérable, étroit ; mais où pourtant naît l’amour. C’est pour cela que nous avons choisi ce titre, parce que ce mot en italien est composé de deux éléments : la misère et le cœur. Mais aussi parce que cette valeur – humaine et non religieuse – est selon moi essentielle en ce moment de notre histoire. La miséricorde est parente de la pitié, de la compassion et, de manière plus éloignée, de la solidarité ; c’est une manière d’attendrir nos cœurs, pour trouver la force en nous d’accepter et d’accueillir les plus vulnérables. [...]
Misericordia mêle plusieurs langages : celui des mots, avec deux dialectes italiens – de Sicile et des Pouilles – mais aussi le langage du corps à travers la danse.
Emma Dante : Tout naît ensemble. Les mots en même temps que les bruits, les voix ou les mouvements ; il n’y en a pas un qui soit plus important que l’autre, et tous composent la même partition. Comme la langue, les corps dans mes spectacles ont eux aussi une diction et une grammaire imparfaite, quelque chose de sauvage qui les anime. D’une certaine manière, on pourrait parler de mouvements dialectaux. C’est d’ailleurs la marque de mon théâtre : si les personnages sont toujours excessifs, c’est qu’ils n’utilisent pas une langue éduquée mais un langage presque animal, où le geste accompagne toujours la parole. [...]
Pouvez-vous revenir sur cette trinité féminine ? Qui sont ces trois femmes ?
Emma Dante : Au début de notre travail, les trois femmes de Misericordia étaient plus ou moins semblables. Elles regardaient Arturo avec tantôt le même amour, tantôt la même haine. Mais plus nous avancions, plus il nous est apparu nécessaire de les différencier. Nous ne sommes pas mère ou femme de la même manière. Si toutes trois s’occupent de cet enfant, chacune le fait d’une manière sensiblement différente. Et si l’une met plus de distance – si même elle dit, comme Nuzza, que la mère d’Arturo aurait dû avorter – cela ne signifie pas qu’elle l’aime moins. On peut être mère même sans douceur, même sans tendresse. Toutefois ces femmes n’existent pas seulement en tant que mères. Elles sont aussi des êtres soumis à une grande violence et à une misère noire, dans un monde d’oppression de la part des hommes. C’est d’ailleurs après avoir été rouée de coups par son compagnon que la mère d’Arturo accouche de cet enfant désarticulé. En ce moment, cette question terrible de la violence contre les femmes, contre des corps fragiles massacrés sans pitié, est une chose qui me tient particulièrement à cœur et que je me sens tenue de toujours rappeler, au moyen du théâtre. Ces vies ne doivent pas être oubliées. Être femme, dans mes spectacles, signifie malheureusement subir cette violence et ce danger constant de mort : ces personnages sont des victimes, elles vivent dans des contextes sociaux très défavorisés et sans personne pour les protéger. C’est pour cela que Misericordia est une célébration des femmes, à la fois pour évoquer leurs capacités extraordinaires mais aussi redire la triste condition d’infériorité qui les contraint à se battre en permanence et à faire de grands sacrifices. [...]
Entretien réalisé le 28 février 2020
par Marie Lobrichon pour le Festival
d'Avignon.